Depuis les débuts de Bloomr, j’ai vu le thème du bien-être au travail au sens large prendre de l’ampleur, grâce notamment au documentaire de Martin Meissonnier diffusé sur Arte, au point de devenir un phénomène médiatique et d’occuper aujourd’hui le devant de la scène linkedinienne. Il n’y a qu’à regarder la liste des Top Voices 2018. Entre David Abiker, Nicolas Bouzou, Stéphanie Carpentier, Gaël Chatelain, Isabelle Deprez ou encore Catherine Testa, le sujet est à l’honneur chez les influenceurs de l’année.
Décortiqué aussi, sur les sites dédiés aux RH ou au développement personnel. Au point, peut-être, de voir poindre une certaine lassitude ?
C’est ce que laisse entrevoir la vague d’articles et ouvrages fustigeant cette nouvelle tendance à l’image de Happycratie (Eva Illouz & Edgar Cabanas) et de La Comédie (in)humaine (Nicolas Bouzou &Julia de Funès). L'agitation autour du sujet provoquent de nombreuses crispations dont ces quatre auteurs se font les porte-voix.
Si le bonheur au travail pouvait, à ses débuts, porter certains à sourire, moquant un idéalisme bisounours, les mêmes s’exaspèrent aujourd’hui de son instrumentalisation, accusant les entreprises de s’en servir comme d’écran de fumée pour ne pas avoir à remettre en question les pratiques qui alimentent la souffrance au travail.
Pourtant, cette controverse - parfois justifiée - s’attaque avant tout aux pratiques les plus caricaturales tout en étant les plus visibles. Dans les coulisses, des transformations substantielles s’opèrent, nécessaires et incontournables. De nombreuses entreprises s’engagent avec sincérité pour l’épanouissement de leurs collaborateurs. Seulement, ces initiatives sont moins “glamour” qu’un séminaire méditation, donc on en parle moins.
Alors, l’épanouissement professionnel : chimère ou évidence…? On fait le point sur le débat.
C’est à la fois le fond du sujet et la façon dont les entreprises s’en emparent qui cristallisent les critiques.
Ce que de nombreux détracteurs du bonheur au travail remettent en question, c’est d'abord le bien fondé de l’idée en elle-même.
Accoler bonheur et travail serait au mieux utopique, au pire, aberrant.
D’abord parce que, quand on voit l’état déplorable du monde du travail et la souffrance qu’il engendre, comment pourrait-on l’associer à une quelconque félicité ? Comment peut-on parler de bonheur à tous ces gens qui travaillent réellement dans des conditions précaires ? A tous les laissés pour compte de la QVT ? A tous ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter n’importe quel boulot qui vient pour survivre ?
C’est comme vanter aux plus pauvres le mérite d’être riche. Le bonheur au travail serait un luxe et plutôt que de faire miroiter à tous qu’il est à portée de main, il serait plus sage d’accepter que les deux ne font pas bon ménage.
Ensuite parce que la notion même de “bonheur” aurait quelque chose d’illusoire. Quand on constate la peine qu’on a déjà à s’estimer heureux dans notre vie en général, comment peut-on attendre de l’entreprise, avec, qui plus est, toutes ses contraintes et ses dysfonctionnements, qu’elle garantisse le bonheur à ses collaborateurs ?
C’est un des arguments de Nicolas Bouzou et Julia de Funès : le bonheur est une affaire privée, qui ne se décide pas mais “survient” sans qu’on ne puisse souvent le contrôler. A ce titre, compter sur les managers pour le gérer est, selon eux, une “arnaque intellectuelle” (!).
Il est clair que le bonheur est une notion abstraite, instable et individuelle. Il n’est pas le produit d’une recette toute faite mais le résultat d’une alchimie qu’on ne s’explique pas toujours.
Sans même aller jusqu’à parler de bonheur, il n’y a pas plus de formule magique pour s’assurer un épanouissement professionnel. Certains vont trouver leur compte dans des jobs que d’autres trouveraient rébarbatifs. Certains vont aspirer à ne faire qu’un avec leur métier alors que d’autres vont préférer garder un certain détachement.
C’est d’ailleurs pour cela que faire du bonheur une injonction est particulièrement problématique.
Car voici le troisième reproche que l’on retrouve souvent : il y en a marre du bonheur !
Le bonheur au travail est devenu une sorte de diktat : sans accomplissement professionnel, point de réussite. Ne pas "kiffer son job", c’est passer à côté de sa vie. Un diktat qui ne fait que contribuer à alimenter le mal-être de ceux pour qui ce n’est pas le cas et la frustration et culpabilisation de ceux qui s’escriment à ce que cela le devienne, sans résultat.
Finalement, cette critique rejoint un rejet plus global de la déferlante “happy”qui nous tombe dessus depuis quelques années. La quête du bonheur est partout, servie à toutes les sauces, accompagnées de toutes sortes de recettes miracles qui entendent nous persuader qu’on peut arriver pas simplement à se sentir bien, mais bien plus que cela, à faire du travail une source d’exaltation.
Des rêves de grandeur souvent bien loin de la réalité vécue par la majorité d’entre nous et qui se soldent en général par une promesse non tenue, ce qui suscite des déceptions bien compréhensibles. Pourquoi nous inciter à cette course folle et perdue d’avance, qui risque de nous apporter plus de déception que de joie ?
Pourquoi faire reposer la responsabilité de notre bonheur sur le travail, lui qui n’a jamais été conçu pour nous rendre heureux ?
C’est certainement ce fossé entre tout l’espoir et l’idéalisme qui a été mis dans la notion de bonheur au travail et la réalité de ce qu’il est aujourd’hui qui crée la plus grande frustration.
Certaines critiques ne remettent pas en question la pertinence de la notion de bonheur au travail en tant que telle. Elles reconnaissent tout à fait que l’épanouissement des collaborateurs est essentiel. Ce qu’elles dénoncent, en revanche, c’est la façon dont les entreprises se sont emparées du sujet, et les initiatives parfois absurdes qui en découlent.
Impossible ou presque de lire un article anti-bonheur au travail sans y trouver l’exemple du fameux babyfoot. S’il est l’objet de tous les sarcasmes, c’est qu’il incarne l’archétype de l’initiative cosmétique, mise en place par des personnes qui soit n’ont pas pris le temps de comprendre les besoins de leurs collaborateurs soit trop pressée de cocher la case “action QVT” de leur todo list. Ces mesures faciles à mettre en place et en avant occupent aujourd’hui le devant de la scène puisque ce sont elles qu’on associe le plus souvent au bien-être au travail.
Cours de yoga, bureaux trendy, abonnements à la salle de gym ou séances de massages sont autant d’initiatives sympathiques, et par ailleurs non dénuées d’intérêt, mais qui, bien souvent, ne s’accompagnent pas d’une réflexion et d’actions autour des enjeux fondamentaux de l’entreprise : l’organisation, la culture, les relations, le management, le rapport au travail…
Leur impact est alors au mieux minime, au pire contre-productif.
A quoi bon un babyfoot si on n’a pas une seconde pour y jouer ? A quoi bon des salles de gym si on doit s’y rendre à 22h ? A quoi bon des cours de yoga si votre manager regarde sa montre en fronçant les sourcils quand vous en revenez ?
Si rien n’est fait en profondeur pour faire bouger les lignes, pour apporter à l’environnement et aux conditions de travail les transformations nécessaires pour les rendre favorables à l’épanouissement de chacun, c’est comme arroser une plante qu’on laisse cramer en plein soleil. Elle finira quand même par faner.
Ce qu’on reproche aussi au pink washing, c’est de stigmatiser voire d’afficher un certain mépris pour les attentes des salariés. A votre avis, que se dit un collaborateur sous pression à qui on montre qu’on compte prendre soin de son bien-être à grand renfort d’initiatives fun et d’invitation à la relaxation, sans pour autant changer quoique ce soit à ses conditions de travail ?
C’est, d’une part, infantilisant et d’autre part, presque insultant. Comme si on ne savait pas que les plus grandes sources de mal-être au travail ce sont avant tout le stress, le manque de reconnaissance et de respect, le sentiment de n’être qu’un rouage insignifiant d’une grande machine, les tensions du quotidien ou les politiques et process absurdes.
Ce n’est pas un coup de peinture ou un quart d’heure de massage qui suffiront à y mettre un terme. C’est tout un système à repenser pour que l’entreprise devienne un lieu où il fait bon donner de sa personne, apprendre, échanger, collaborer, inventer et expérimenter. Avec confiance et enthousiasme. Une transformation qui touche aux entrailles du fonctionnement de l’organisation, à ses fondements-mêmes.
Heureusement, il y a de nombreuses entreprises disposées à s’engager plus profondément pour l’épanouissement de leurs collaborateurs, en leur donnant la possibilité d’en devenir les principaux acteurs.
Mais là aussi, cette tendance a ses détracteurs, à commencer par les auteurs de Happycratie. Selon eux, la responsabilisation de l’individu est délétère à double titre. D’abord, parce qu’elle sert de très bonne excuse aux entreprises pour éviter de remettre leur système en question : on fait peser sur les individus la responsabilité de leur propre épanouissement, inutile donc de changer quoique ce soit à l’échelle collective. Ensuite parce qu’elle est culpabilisante, puisqu’on sait que la marge de manoeuvre d’un collaborateur est limitée par son environnement de travail. Lui dire qu’avec de la bonne volonté, il peut être heureux, quelque soit le contexte ou sa situation, est hypocrite.
Que penser de tous ces reproches ? Sont-ils justifiés ? Faudrait-il renoncer tout bonnement à se préoccuper de l’épanouissement des collaborateurs et maintenir l’état actuel des choses ?
Bien sûr que non.
Certes, le bonheur (hédonique) a une composante individuelle. Mais on sait aujourd'hui qu'il existe des leviers communs à tous, bien identifiés, pour favoriser le bien-être tels que le sens, l'autonomie, les relations, la croissance personnelle...
Certes, il y a des dérives, des initiatives qui frisent l’absurdité. Mais en vrai, combien d’entreprises ont installé des babyfoots ? C’est probablement marginal. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est que les initiatives mises en place, aussi pertinentes soient-elles, ne s’accompagnent pas toujours d’une remise en question des pratiques, de la culture et de l’environnement qui font obstacle aux bien-être des salariés, bien plus complexe à engager mais d’une nécessité absolue.
Et certes, il y a une histoire de sémantique, qui n’est pas si anecdotique que cela. Le mot “bonheur” est lourd de sens, trop peut-être. C’est pour cela que certains lui préfèrent le terme de bien-être au travail ou, comme chez Bloomr, d’épanouissement professionnel.
Mais qu’importe ! Ce qui compte finalement, c’est le mouvement de fond que cela sous-tend.
Un mouvement qui n’est ni simpliste ni utopique, porté non seulement par des entreprises qui s’engagent mais aussi par des chercheurs qui tentent de repenser les modes de management et d’organisation.
Un mouvement qui répond aux besoins et attentes des salariés et, petit à petit, amène vers une plus grande prise en compte de l’humain et de l’individu. Tout comme le travail moderne a remplacé le taylorisme, peut être qu’aujourd’hui une nouvelle forme de travail est en train de remplacer l’ancienne.
Désengagement, épuisement, les dysfonctionnements du travail sont de plus en plus criants. Enfin, on reconnaît que le système est cassé, que quelque chose ne fonctionne plus. Ou n’a jamais fonctionné mais avant, on ne s’en souciait pas.
Avant, l’épanouissement du salarié n’était pas un sujet, tant qu’il était productif. Peut-être qu'il y avait moins de stress et de signes de mal-être apparents parce qu’on ne cherchait pas à les voir, ou parce que tout le monde considérait cela normal d’en baver dans son job. Le travail n’avait pas pour raison d’être de permettre à l’individu de s’accomplir, mais de gagner sa croûte…et de servir des organisations qui, en échange, garantissaient aux salariés une certaine stabilité.
Aujourd'hui, les modèles ont changés. Il y a quelques années encore, la réussite était synonyme d’argent et de prestige. On aspirait à devenir grand chirurgien, trader à Wall Street ou publicitaire à succès. Désormais, ce qui fait rêver c’est le startupper engagé, l’artisan passionné, le nomade digital curieux. La réussite se mesure au plaisir, au sens et, oui, au bonheur.
Si elles veulent rester attractives, recruter et garder leurs meilleurs éléments, les entreprises n’ont pas d’autres choix que de suivre le mouvement, montrer aux collaborateurs qu'elles comprennent et se soucient sincèrement de leurs aspirations et les aider à avancer dans ce sens.
Pour cela, dirigeants et RH n’ont pas forcément intérêt à envisager le sujet par la lorgnette du bonheur. La question n’est pas tant “comment rendre mes collaborateurs heureux” que “de quoi mes collaborateurs ont-ils besoin pour faire leur travail correctement, dans des conditions saines et favorables à leur développement ?”.
Il s’agit de prendre en compte l’individu dans toute son individualité, pour lui donner l’opportunité de s’épanouir, sans chercher pour autant à le lui imposer.
On évitera ainsi, peut-être, de faire miroiter la possibilité d’un Eden, où le travail serait pour tout un chacun source de satisfaction profonde quotidienne, pour tendre à la place vers une ambition plus mesurée, vers l’espoir que chacun se sente satisfait de son travail et y trouve une forme d’accomplissement.
Un prisme plus propice à la mise en place d’initiatives pertinentes, car sur ces questions-là, les avis convergent. Pour favoriser l’engagement et l’épanouissement, les collaborateurs ont besoin de plus d’autonomie, d’une plus grande maîtrise de leur temps de travail, de plus de bienveillance, de reconnaissance, de relations de qualité, d’un sentiment d’efficacité personnelle, d’une opportunité de grandir, de sens, d’un alignement avec leur mode de fonctionnement et leurs besoins. De moins d’absurdités, de plus d’humanité.
Ce qui ne veut pas dire qu’il existe une recette toute faite pour parvenir à ces fins… Il faut tester, expérimenter, innover et tâtonner pour trouver des modèles qui répondent aux enjeux du moment, à la fois des organisations et des individus.
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En somme, ce qu’implique cette vision de l’épanouissement professionnel c’est une responsabilité et un effort communs entre les dirigeants, les RH et les collaborateurs. Chacun doit faire sa part.
Pour les organisations, il s’agit d’une part de veiller à limiter les comportements et les pratiques nuisibles au bien-être au travail, et d’autre part de donner aux collaborateurs le pouvoir de devenir acteurs de leur propre parcours et de leur propre développement, de prendre leur place au sein de l’entreprise pour qu’ils puissent extraire du sens de leur travail. Un changement de culture qui demande bien entendu du temps et un certain courage.
Pour les individus, il s’agit de prendre leur propre développement en main : développer leur capacité à prendre du recul pour donner à leur travail la place qu’ils aspirent à lui donner, rester motivé bon gré mal gré, cultiver leur efficacité et leurs atouts…
Les organisations y gagnent doublement. Non seulement elles répondent ainsi aux attentes des collaborateurs, mais elles favorisent aussi l’émergence des profils dont elles vont avoir le plus besoin : autonomes, créatifs, innovants, talentueux…
Car oui, fini l’ère du taylorisme. Les organisations n'ont plus besoin de bons petits soldats; les robots ont pris la relève. Désormais, elles ont besoin de cerveaux, pour réagir avec agilité aux transformations majeures en cours et à venir. Et le cerveau fonctionne beaucoup mieux lorsque les individus sont dans leur zone d’excellence, dans le flow, dans le plaisir… Ce n’est pas de la psychologie au rabais, n’en déplaise à certains, c’est prouvé par la science.
Les individus, eux aussi, y gagnent. En bien-être, bien sûr, mais aussi en capacités à faire face, à leur tour, aux transformations, et à affronter les différents défis qui se présenteront invariablement à eux au cours de leur parcours.
Finalement, le fait que le thème du bonheur au travail provoque de vives réactions est sûrement le signe qu’il arrive à une certaine maturité. Fini le temps où seules quelques entreprises particulièrement humanistes ou très en avance sur leur époque se demandaient comment aider leurs collaborateurs à se sentir bien. D’abord parce que la QVT est de plus en plus encadrée par la loi qui responsabilise davantage les entreprises. Ensuite parce que montrer à ses salariés qu’on se soucie de leur bien-être est désormais stratégique pour les attirer et les garder.
Une popularité qui a ses conséquences naturelles : il y a eu le buzz, les papillons des débuts. Puis le temps des détracteurs et des leviers de boucliers. Tout ceci cédera très certainement bientôt la place à quelque chose de plus nuancé, de plus en phase avec la réalité du terrain, des entreprises, des collaborateurs, et des défis actuels…et à une réconciliation entre ce dont on parle dans les médias et ce qui se passe dans les coulisses.
Nous accompagnons le développement professionnel des collaborateurs en entreprise, via des formations en ligne rythmés par des séances individuelles avec des coachs certifiés sur les thématiques de bien-être au travail.
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